Albania

Catherine PREJLOCAJ : nouvelle édition chez un éditeur français

« Le bonheur pour une orange n’est pas d’être un abricot » Editions Poche Jouvence

jeudi 6 août 2009 par en

Témoignage

Je suis née en France dans une famille d’Albanais, avec une faiblesse immense, une carence que l’on ne pallie pas. Une sorte de handicap dont on feint de s’accommoder avec le temps… celui d’être femme. La lucidité poussée à l’extrême mène soit à la folie, soit à la mort. J’ai apparemment fait le choix à l’âge de trente ans de hurler, en désespoir de cause, avec la violence d’un cancer du sang fulgurant et une tumeur à l’estomac. Mon salut se trouvait dans le fait d’assassiner mon corps, puisque celui-ci était– j’ai mis des années à le comprendre – le réceptacle d’une féminité bafouée, en danger.

Cette stratégie mortifère a failli avoir ma peau. Si d’une certaine manière, je suis morte, je suis finalement « renée ». La guérison est advenue. Sur le plan organique mais surtout sur celui plus subtil de mon intériorité. La sensation d’être une femme coupée en deux, par le scalpel du chirurgien avec l’ablation des deux tiers de l’estomac, une cicatrice qui part de dessous mes seins jusqu’à la naissance de mon pubis, a montré le sens manifeste de ma maladie. Elle aura eu le grand privilège de me bousculer dans tous les sens du terme. Car guérir ne signifie pas qu’on devienne heureux pour autant.

Mon enfance tout comme mon adolescence furent écrasées entre l’enclume de la tradition albanaise et le marteau de la modernité. Dans un monde où l’accès à la connaissance est une valeur de la République, j’ai grandi enfermée et élevée comme une ”Esclave » - l’Albanie a subi l’occupation ottomane durant cinq siècles- tandis que mes parents me traînaient à l’église et me casaient chez les ”Bonnes soeurs″.

Comme mon père se signait avant chaque repas tout en me menaçant de toutes les punitions jusqu’à la plus extrême, je dus jouer l’équilibriste afin de maintenir ensemble les forces antinomiques de ma double éducation.

J’ai eu beau essayer devenir une « bonne » Albanaise dans ma diaspora originelle mais l’appel de ma seconde moitié, celle-là bien française, de naissance et de culture, mettait son grain de sel ! Mes camarades de classe, qui me considéraient comme une étrangère, qui vient manger le pain des Français, eux, ne comprenaient pas ma part albanaise qui voulait prendre part au débat. De quoi en perdre son latin ! Immergée dans le Paris des paillettes des années quatre-vingts, je servais le café turc aux hommes du clan, tête baissée. Univers surréaliste : à douze kilomètres de la capitale, ma famille, en son pavillon de « Little Albanie », n’en oubliait pas le poids de « l’honneur » réservé aux femmes et sa finalité : le mariage, forcé. Celui de ma sœur fut annoncé. Gina retournera dans les Balkans, en ex-Yougoslavie, rejoindre l’homme que ma mère lui a désigné.

Au Monténégro, une déchirure indélébile s’est inscrite en moi. Comme si l’on enterrait ma sœur vivante devant moi, impuissante. Ce sont les rituels d’un autre âge qui me sont parvenus durant ces noces barbares auxquelles j’assistais, à moins de cinq cents mètres d’elle, parce que j’en étais bannie. Je l’ai intégré, ce jour-là, je ne pourrais jamais faire corps avec ces racines et mœurs qu’on m’imposait. Mon ”albanitude”, maladie honteuse inoculée par des années de rituels, de machisme… avait tissé un voile qui me collait à la peau. Mais voilà : le voile était invisible… aux yeux des Français.

C’est pourquoi, à l’époque, j’aurais préféré porter un voile de coton, de lin ou de soie ; ce morceau de tissu aurait peut-être simplifié ma vie. Mon adhésion obligatoire aux traditions issues du bassin méditerranéen aurait été révélée au monde. Sur le même principe, il eut été préférable dans ce cas que je fusse née en Albanie, oui ; je n’aurais rien vu ni entendu de ce qui peut exister ailleurs. Ce fut là la source d’une douleur intolérable : celle de n’être comprise par personne. Ni mes amies de pensionnat ni les acteurs des structures scolaires ou sociales, lesquelles étaient censées me protéger. À 14 ans, j’ai glissé des appels au secours au travers de ce que mes parents ne pouvaient contrôler : mes dissertations. Ma prof de français m’invita donc un jour à lui raconter mes malheurs. C’est seulement près de 30 ans plus tard, grâce à un article qu’elle a lu dans la presse, qu’elle me révéla sa perception : « Je suis désolée, navrée, confuse de n’avoir pas compris, etc. J’ai cru que tu étais mythomane ! » Je lui pardonnai tout en m’interrogeant. Que se serait-il passé si elle avait cerné l’étendue des dégâts ?

Je ne serais pas devenue rebelle, ne me serais pas enfuie, mes parents ne m’auraient pas menacée de mort ni traquée, ni ramenée à la raison, donc chez eux. Je n’aurais pas vécu la solitude, l’angoisse et certaines galères jusqu’à me faire « un sang d’encre » – je n’aurais pas été autodidacte, n’aurais pas travaillé comme une damnée pour m’élever socialement et me libérer de l’oppression. J’aurais été mariée à un compatriote, avec la chance qui me caractérisait, à un producteur de pastèques pas loin de ma grande sœur ou à un ouvrier de New York. J’aurais eu droit au rituel du drap taché des noces. Et puis des enfants. Les membres de la diaspora se seraient invités les dimanches et jours fériés dans notre appartement ou maison, en fonction de notre ambition. J’aurais ainsi obtenu la reconnaissance de mon père et l’amour inconditionnel de ma mère, soulagée que je souffre comme elle, au nom de de l’honneur et de nos traditions.

Le destin en a décidé autrement. Suite au mariage de Gina, j’ai osé franchir le mur de ma prison, me frotter à l’altérité, me forger un avenir autre, en tous cas un présent qui n’appartienne qu’à mes valeurs et désirs, même si je me suis farci une terrible culpabilité à trahir ainsi ma famille, jusqu’à la maladie.

J’eus à guérir ma vie ; je suis entrée en écriture*. Durant quatre années, afin de me tisser un habit de protection et de dignité, et non plus un voile, je me suis mise à nu, j’ai levé des tabous, bafoué le sens de l’honneur, dérangé les membres de ma diaspora, révélé ma vérité et fracassé l’omerta albanaise. Ecrire le voyage intérieur d’une femme universelle, qui cherche à être elle-même sans jouer la partition des autres, exigeait un témoignage qui serve à toutes les femmes, peu importe d’où elles viennent ou vivent.

J’ai transgressé l’interdit de la parole avec des mots qui soulageraient mes maux. Je me suis obligée à décrire par le menu le choc violent à vivre entre l’archaïsme d’une culture - où féminité est synonyme d’imperfection, où tout est formaté - et l’aspiration propre d’un individu, d’une âme singulière décidée à vivre ardemment. Revivre aussi ma détresse d’alors, sans pathos, avec humour, pour que se révèle, à partir de cette histoire instinctive, la lumière viscérale qui donne à saisir l’essence d’une femme, l’essence de l’humanité, le sens profond de la vie.

Souffrir afin de l’écrire puis de l’offrir aux autres. Était- ce le prix à payer pour ma liberté ? Si tel est le cas, je ne regrette alors qu’une chose : demeurer encore parfois inconsolable devant le fait qu’on ait sacrifié mon enfance et ma jeunesse sur l’autel du machisme.

Catherine Preljocaj

* « Le bonheur pour une orange n’est pas d’être un abricot » Editions Poche Jouvence.

A lire également Catherine PRELJOCAJ : rencontre-débat autour de son livre "Le bonheur pour une orange n’est pas d’être un abricot". Edition Favre, Lausanne, 2001. et 2002 : « L’identité albanaise de la seconde génération : comment vivre ou découvrir ses origines ?

” Le voile invisible ”

 : voir également la rencontre avec l’auteur organisée à l’occasion de la sortie de son livre.

www.Catherine-preljocaj.com 06 12 11 53 70


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