Documentaire : retour sur "ALBANIE, AUTOPSIE D’UNE DICTATURE"
lundi 20 février 2017 par en , Evelyne Noygues
Jean-Louis Berdot et Michel Faure sont à l’origine d’un film documentaire réalisé en 1992 à la sortie de l’isolement de l’Albanie après l’effondrement du mur de Berlin. Après la révolte des étudiants en 1990, et contre toute attente, le régime communiste s’est délité en quelques mois après 45 années d’une des dictatures les plus fermées au monde qui a plongé le pays dans un profond isolement et un désastre économique.
A partir d’images d’archives cinématographiques albanaises, ce documentaire analyse comment fonctionne une dictature, par quels procédés de propagande les règles coercitives d’un pouvoir autoritaire s’inscrivent dans l’esprit des citoyens et pourquoi certains régimes forts réussissent à imposer un contrôle social quasi absolu.
"Albanie, autopsie d’une dictature" s’appuie sur les archives d’images d’actualités de manifestations officielles : défilés, discours d’Enver Hoxha, visites d’hôtes illustres, préparatifs des congrès dans les campagnes, les usines, les écoles... autant d’événements consciencieusement filmés par le régime pour servir le culte du "Guide suprême".
Elles étaient projetées en première partie dans les salles de cinéma jusqu’en 1990. Au moyen des actualités cinématographiques, le régime distillait une propagande euphorisante et mobilisatrice dans toutes les villes du pays à chaque fois qu’une occasion se présentait. Une absence avait valeur de signe de rejet de l’idéologie du parti.
Avec les yeux d’aujourd’hui, ces images de bonheur et de réussite révèlent le monde de mirages et d’illusions qui a brisé des consciences, mutilé des destins, gommé la culture et paupérisé toute une société au nom d’un monarque absolu aux tempes grises qui, dans d’élégants costumes trois pièces, vibrait aux applaudissements d’apparatchiks. Le documentaire analyse les principaux ingrédients de cette dictature qui s’est appuyée sur la peur et la manipulation permanente des esprits au moyen d’un isolement et une répression féroces, maintenant les individus dans un système d’allégeance.
Le film joue sur le décalage entre des films de propagande et des témoignages tournés en 1992 de personnalités marquantes de l’ancien et du nouveau régime. S’y expriment l’écrivain et co-fondateur du Parti démocratique, Besnik Mustafaj, la n°2 du PC jusqu’en 1961 envoyée 28 ans en relégation, Liri Berishova, la compositrice de chants révolutionnaires exclue du PC et reléguée en 1956, Dhora Leka, la comédienne Edi Luarasi dont le mari, metteur en scène, a été emprisonné en 1973 pour une mise en scène qui avait déplu à Enver Hoxha, l’écrivain et fils de l’ancien Premier ministre et compagnon de route du leader albanais, mort mystérieusement en 1981, Bashkim Shehu, et le dernier ministre de l’Intérieur du régime communiste, Hekuran Isaï.
Jean-Louis Berdot, à l’origine de ce document qui 25 ans plus tard permet toujours de mieux comprendre la réalité de l’Albanie "avant et après", revient pour le site "Albania" sur les épisodes qui l’ont marqué.
Evelyne NOYGUES : Quelle a été votre formation et qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser à l’Albanie ?
Jean-Louis BERDOT : De formation scientifique, j’ai partagé une bonne partie de ma carrière entre le théâtre et l’Université où j’ai enseigné la physique puis les technologies de l’audiovisuel. Après un court-métrage de fiction "Cave Canem" (Sélection Perspective, Cannes), je me suis tourné vers le cinéma et réalisé plusieurs documentaires sur l’Amérique latine et d’autres CM de fiction ainsi que des films scientifiques et d’information dont "Chroniques Muxiennes" avec Françoise Lebrun, Marianne Denicourt et Fabrice Luchini (primé au Festival du Film scientifique de Palaiseau).
L’Albanie, j’y avais été déjà une fois, je lisais I. Kadaré ; j’en parlais souvent avec mon ami ingénieur du son Michel Faure. C’est un de ses amis albanais qui nous a signalé l’opportunité de venir filmer les archives après le revers électoral du régime communiste en 1992.
E.N. : "Albanie, autopsie d’une dictature" a été diffusé pour la première fois sur France 2, le 8 janvier 1994, dans le cadre de l’émission "La 25ème heure" présentée par Jacques Perrin. Comment le film a t’il été accueilli ?
J.-L.B. : Je crois que notre propos a très bien été compris par la critique. Je me souviens que Télérama parlait d’un "film intelligent". Les archives du Kino Studio albanais ont permis de présenter des extraits souvent inédits et suffisamment longs pour donner à comprendre l’état mental de tout un pays.
Le film commence, sans un mot de commentaire, sur l’annonce télévisée de la mort du "Guide suprême" en 1985. Je cite : "Cette année, le printemps est arrivé au milieu de pluies torrentielles et dans un océan de désespoir. C’est avec la plus grande tristesse que nous vous annonçons qu’a cessé de battre le cœur du glorieux et estimé dirigeant du Parti et de notre peuple, le camarade Enver Hoxha".
Avec les images d’archives de la disparition de "notre cher Staline" à Enver Hoxha dansant avec une délégation chinoise, on passe du tragi-cocasse au ridicule pour atteindre l’horreur avec le réquisitoire d’Hoxha, en 1982, contre son ex-dauphin, Mehmet Shehu, qui vient d’être "suicidé". La peur maintenait les esprits sous un contrôle social absolu : comme le raconte la communiste Liri Berishova : "Le châtiment ne s’abattait pas seulement sur celui qui était déclaré coupable mais, arbitrairement, sur ses proches. Mes enfants se sont vu interdire de poursuivre des études. Mon frère, professeur à l’université, a été contraint de travailler, pendant 30 ans, dans une mine...". La compositrice Dhora Leka, elle, témoigne comment les enfants lui jetaient des pierres sans savoir qu’ils chantaient les airs édifiants dont elle était l’auteur...
E.N. : Pourquoi avoir utilisé autant d’images d’archive ? Comment vous ont-elles permis de montrer l’envers du décor officiel ?
J.-L.B. : Dans une autopsie, on examine toutes les partie d’un cadavre. Dans ce film, il s’agit de celui d’une dictature qui a sévi en Albanie jusqu’en 1990, date des premières révoltes étudiantes contre le régime symbolisé par un homme, Enver Hoxha. Les documents d’archives sont implacables. E. Hoxha avait développé un culte de la personnalité digne de Staline. Il avait la répression aussi facile et ne tolérait aucune contestation. Il a fait de l’Albanie un "laboratoire de marxisme-léninisme" au point de rompre successivement avec tous les grands pays du socialisme prolétarien pour protéger sa pureté idéologique.
Ce film tente d’analyser le fonctionnement d’un pouvoir dont le bilan le plus évident est d’avoir "cassé" l’homme albanais : 10 ans de prison pour une simple prière ou la lecture du "Docteur Jivago", 40 ans de relégation, pas d’études pour les enfants et l’obligation "morale" de divorcer pour une simple critique politique...
La richesse de ce documentaire tient également à la qualité des témoins qui s’expriment comme, par exemple, Besnik Mustafaj, écrivain et co-fondateur du Parti démocratique, vainqueur aux élections de mars 1992, qui dissèque devant la caméra la dictature "stalinienne" en Albanie, tout en reconnaissant au passage sa petite collaboration avec le régime. Il note que l’idolâtrie du clan pour son chef caractérise une société albanaise qui a avaler ces "images comme de la nourriture".
"Râler dans une file d’attente devant une boulangerie pouvait valoir 10 ans de prison, s’emporter contre le Parti ou le régime, 20 ans". "Le régime avait besoin de la répression pour exister", poursuit B. Mustafaj. "On est devenu trop vieux trop vite" : le 20 février 1991, la statue d’Enver Hoxha est renversée sur la place centrale de Tirana.
Les témoins insistent tous sur un point : le régime avait habitué le peuple à ne plus penser, à se soumettre, à se persuader que "ce que veut le peuple, le Parti le fait, ce que dit le Parti, le peuple le fait", comme le rappelle dans le film le dernier ministre de l’Intérieur du régime communiste, Hekuran Isaï, incarcéré quand nous l’avons filmé.
Enver Hoxha avait su transformer la crainte des Albanais en amour sincère et tout le Parti en était convaincu avec lui jusqu’au jour où la statue du tyran a été renversée sur la place centrale de Tirana. Non, tous les Albanais n’aimaient pas véritablement Enver Hoxha et les citoyens ont fini par comprendre que le "futur radieux", promis par le régime, ne serait jamais atteint.
Ce premier documentaire a été suivi d’un portrait d’Enver Hoxha quand son épouse, Nexhmije, était en prison et par un troisième sur l’Albanie en l’an 2000.
Propos recueillis et mis en forme par Evelyne Noygues©Copyright2017
Archives utilisées dans le film :
l’annonce de la mort d’Enver Hoxha, 1985
le défilé du 1er mai, 1981
le défilé de la fête de l’armée, le 10 juillet 1948
la cérémonie en hommage à Staline, 1953
la visite de Khrouchtchev, 1958
la visite de Chou-En-Laï, 1963
une réunion d’étudiants contre "les mauvaises habitudes", 1967
un camp organisé par de jeunes paysannes
Enver Hoxha en visite à l’exposition consacrée au 40ème anniversaire du Parti, 1981
le discours d’Enver Hoxha contre Mehmet Shehu, 1982
Enver Hoxha et les enfants, 1982
le défilé du 1er mai, 1984
les manifestations des étudiants et la chute de la statue d’Enver Hoxha, 1990-1991
"Albanie, autopsie d’une dictature", 52 mn, 1993. Copyright©1994 E.A.V. Productions
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Evelyne Noygues
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Documentaire : retour sur "Albanie, autopsie d’une dictature"4 mars 2017, par dn
La richesse de ce film tient à la qualité des intervenants ? Besnik Mustafa si proche de Nexhmije Hoxha qui le préparait à la relève,bashkim Shehu fils de celui qui fut le plus zèlé à massacrer les intellectuels albanais d’abord puis tous ce qui pensent différemment et à constriure ce systéme qui fini par le manger ,Liri Belishova de même...
Bref les marxistes léninistes d’il y a peu parlent des marxistes léninistes d’hier,parlent de leurs pères et mères...et de ce qu’ensemble ils ont construit.
De ce qu’ils ont détruit, ils ne peuvent parler vu leur background,a tous points de vue familial,social et intellectuel.
Auto analyse des délires aussi d’une génération de jeunes français fascinés par l’expérience albanaise,au point d’en devenir aveugles et même violents.
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