Albania

Emmanuelle Favier : "Le courage qu’il faut aux rivières", chez Albin Michel

par Evelyne NOYGUES

vendredi 18 août 2017 par en

Le premier roman d’Emmanuelle Favier, "Le courage qu’il faut aux rivières", publié aux éditions Albin Michel, s’inspire de la tradition des vierges jurées dans le nord de l’Albanie sans pour autant jamais nommer ce pays.

Pleine de sensualité, l’intrigue est bâtie autour de trois personnages féminins. L’auteure offre aux lecteurs une fiction énigmatique sur l’ambiguïté des sexes, un texte d’initiation destiné à se construire ou s’émanciper de son passé. Plus qu’un roman, on peut y voir un conte initiatique.

Les vierges jurées, en Albanie comme plus largement dans d’autres contrées, sont des femmes qui font le serment de rester vierges, de ne pas se marier ni d’avoir d’enfant. Elles endossent le statut et l’apparence d’homme au sein de leur communauté pour tenir un statut social.

Il peut s’agir d’un choix d’émancipation dans une région très patriarcale ou, par défaut, pour éviter un mariage forcé et la vengeance d’honneur qui s’en suivrait sur sa famille ; le simple fait de refuser pouvant être perçu comme une injure.

Dans son essai "Les Vierges jurées d’Albanie" traduit de l’anglais par Jacqueline Derens aux Éditions Non Lieu, l’anthropologue britannique Antonia Young montre, à partir d’une situation bien spécifique au nord de l’Albanie où le code du Kanun règle encore les rapports sociaux, en quoi la construction du genre est avant tout un phénomène social.

Un roman au titre métaphorique : la rivière et le courage

Cette tradition a suscité l’écriture du roman d’Emmanuelle Favier qui propose aux lecteurs une vision moderne et poétique qui va de la question de genre à la mort sociale : le bannissement. Un certain nombre d’histoires et de personnages s’entrecroisent. Les protagonistes connaissent des hésitations sur leur identité. Peut-être s’agit-il d’ailleurs d’une seule et même histoire qui se dissimule sous plusieurs identités. Tout le monde, hommes et femmes, peut se reconnaitre dans les personnages. Et le lecteur choisira l’interprétation qu’il préfère parmi les variantes possibles !

Rien n’est comparable à l’eau. Elle est la mère de toutes choses. L’eau qui dévale la pente des montagnes, l’eau qui ruisselle de la pierre, l’eau des sources, l’eau calme et glacée des grands lacs, l’eau qui nous fit naître, l’eau qui nous survivra...

La métaphore de la rivière aide à considérer le déroulement de sa propre vie et du courage supposé qu’il faut à un cours d’eau pour se déjouer de tous les pièges tendus par la nature. L’eau scelle les partages et lave les mains, l’eau chante, l’eau gronde tout comme les émotions qui secouent les personnages du roman.

Des personnages en quête de leur identité

Le roman commence par la rencontre avec Manushe, une vierge jurée qui vit son statut d’homme dans sa communauté jusqu’au moment ou un deuxième personnage, Adrian, vient lui rappeler sa féminité et ses désirs. Tandis qu’Adrian sera rattrapé par son passé.

L’eau des larmes comme lorsque Manushe livre son corps nu au regard d’Adrien. "Des larmes coulent sur ses joues, sa joue, son ventre." p.37.

L’eau qui coule du ventre des femmes qui donnent naissance. "Le matin même, elle s’était levée du lit où elle avais mis au monde une petite fille, elle avait ôté la longue chemise écrue de parturiente, tachée de sang, d’urine, de tous les liquides qu’elle avait pu expulser...", p.77.

Adrian aspire aussi "à s’extraire du monde archaïque où s’était engluée sa jeunesse de cauchemar."... doutant toujours de "la sagesse du droit coutumier, sans avoir les arguments pour la contester"..., p.88.

La poésie d’une écriture simple et sophistiquée

Dès le début du livre, la nature très rude de la montagne répond à la langue incisive et âpre du récit. La couverture en donne déjà une idée : un animal, lynx ou chat sauvage, est à moité dissimulé par un arbre comme un indice sur le drame qui se déroule tout proche.

Le style est simple et tenu. La place faite aux dialogues est minimale. De petits paragraphes en italiques donnent une voix un peu différente comme dans le chapitre six qui raconte comment la jeune Manushe, encore enfant, a prêté serment de renoncer à sa condition : "D’une voix forte, elle profère les paroles rituelles, jure par la pierre et par la croix de rester vierge, de ne jamais contracter d’union ni fonder de famille." pp.51-52.

Le rapport à la langue passe par un certain nombre de mots inconnus -ou très peu connus- d’un simple lecteur qui émaille le récit : une "volition juvénile" p.51, "sa vésanie" p.55, "d’épais buissons de sumac" p.81, "des plaqueminiers", "une vastitude" p.82, "perpétuation" p.84, "La mer brasillait" p.91, "Le bruit sec du pétiole" p.101, etc.

La lecture n’est cependant pas ralentie par ces mots rares et précieux qui ponctuent le récit comme pour mieux attiser la curiosité du lecteur.

La poésie qui habite l’écriture romanesque laisse libre choix au lecteur de choisir son interprétation du récit parmi les possibilités offertes par l’auteure. Passionnant et terrible, le roman se termine sans que l’énigme soit résolue et le lecteur continue à s’interroger après avoir refermé la dernière page comme pour mieux faire écho à ses propres émotions.

Evelyne Noygues@2017


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